Le dernier film de Jim Jarmusch (Broken Flowers, Dead Man) présenté au festival de Cannes 2013 est définitivement le coup de cœur des Parchemins pour ce début d’année 2014. Only lovers left alive revisite le genre fantastique maintenant bien ancré dans la société depuis Twilight et Dracula: le mythe du vampire. Les deux amants, Adam et Eve, s’aiment depuis des décennies et voient le monde s’effondrer autour d’eux. Loin de représenter un amour asexué, Tilda Swinton et Tom Hiddleston dégagent une tension émotionnelle indéniable, sensuelle sans jamais être vulgaire. Mais surtout, le film place son action à Détroit, ville devenue déserte à la suite de la décadence des « zombies » (pour reprendre l’expression d’Adam en parlant des humains…)
Que retirer de ce film? Tout d’abord, s’il y a bien une chose dont on peut être sûre, c’est qu’il ne se passe presque rien. Et oui, Only lovers left alive, c’est avant tout une ballade romantique dans la nostalgie et le crépuscule citadin. Ne vous attendez pas à un scénario plein de rebondissement, vous seriez déçu. Ce film s’adresse aux amateurs d’art, de littérature et de musique des années 1970. Adam semble incapable d’aller de l’avant, reste bloqué dans un passé rempli de rencontres riches et mélancoliques (il a fréquenté Lord Byron…) ; au contraire Eve s’adapte beaucoup mieux au XXIème siècle, elle a même un Iphone pour contacter Adam lorsqu’elle est à Tanger. Cette dernière est férue de littérature (et surtout de son ami Marlowe), elle les dévore au sens propre et métaphorique du terme (on se souvient de la scène où elle touche de ses doigts les pages des livres qu’elle emporte avec elle pour le vol , et de la sensation presque jouissive qu’on ressent avec elle au contact de sa peau avec le papier…).
Les livres constituent d’ailleurs la première scène du film (voir image ci-dessus), où le réalisateur se fait un malin plaisir à nous donner le tournis, à l’image du « vinyle » qui ponctue inlassablement cette descente vers le suicide social. En effet, la musique est très présente et ce, à juste titre! Les deux amoureux sont restés bloqués dans un univers rock/undergound des années 70/80 (on peut penser à l’hommage au film Predateurs de Tony Scott lors de la scène de la boite de nuit underground où Adam et Eve portent des lunettes de soleil) , il est donc normal que les instruments fassent parties intégrantes du décor visuel et sonore du film. Jarmusch soigne un esthétisme remarquable, où le spectateur se laisse transporter dans cette romance néo-gothique qui détourne les clichés et les stéréotypes du genre vampirique. Ainsi, nos divines créatures s’abreuvent de sang humain « au verre » et n’ont recours à la morsure humaine qu’en cas d’extrême nécessité. Les références littéraires sont visibles jusque dans les moindres détails, à l’hôpital par exemple où Adam, déguisé en chirurgien afin de s’approvisionner en sang humain, se fait appeler « Dr Faust ».
Enfin, il est intéressant d’analyser le choix des villes de Tanger et de Détroit pour situer l’action de l’histoire. Eve, femme moderne qui essaie de s’adapter aux changements civilisationnels, vit à Tanger, ville hétéroclite, qui surprend de par sa beauté nocturne faite de saveurs, de chants orientaux et de rêverie. Adam vit à Détroit, ville américaine ravagée par la pauvreté et la misère, devenue un véritable « no man’s land » (n’ayons pas peur des mots). Or, comment ne pouvons-nous pas penser aux conséquences de la crise économique de 2008 aux Etats-Unis et de la situation socio-économique actuelle de la ville de Détroit, qualifiée à présent par beaucoup de sociologues comme étant une « ville fantôme ». Ainsi, lorsque Eve s’exclame « il y a de l’eau. Détroit se relèvera », on peut faire l’hypothèse que c’est M. Jarmusch lui-même qui délivre un message d’espoir aux habitants de cette ville qui n’est que le triste reflet de la société contemporaine. À cela s’ajoute une fable écologique assez reconnaissable à travers les allusions au sang contaminé, à la vision du lac rempli d’acide, et aux amanite tue-mouches qui poussent à la mauvaise saison. Une histoire d’amour rock ‘n’ roll entre deux vampires sur fond de misère sociale, tel serait le résumé de ce film pour le moins atypique et touchant. Si vous voulez vous donner un aperçu de ce petit bijou du cinéma américain indépendant, je vous propose un bref extrait qui résume parfaitement les thèmes évoqués dans cet article:
En définitive, la nostalgie semble être un thème en vogue en ce moment si l’on pense à The Grand Budapest Hotel et La vie rêvée de Walter Mitty entre autres. Je vous recommande vivement ce film qui sort de l’ordinaire, et qui apporte un regard nouveau sur le cinéma fantastique et la façon dont celui-ci peut être détourné à des fins non-commerciales. Surtout, la bande-sonore du film nous transporte dans une autre époque et nous touche émotionnellement; car comme le souligne le réalisateur lui-même: « Ecouter de la musique fait ressentir le temps physiquement ».