Only lovers left alive et la décadence du XXIe siècle !

jim-jarmusch_only-lovers-left-alive

Le dernier film de Jim Jarmusch (Broken Flowers, Dead Man) présenté au festival de Cannes 2013 est définitivement le coup de cœur des Parchemins pour ce début d’année 2014. Only lovers left alive revisite le genre fantastique maintenant bien ancré dans la société depuis Twilight et Dracula: le mythe du vampire. Les deux amants, Adam et Eve, s’aiment depuis des décennies et voient le monde s’effondrer autour d’eux. Loin de représenter un amour asexué, Tilda Swinton et Tom Hiddleston dégagent une tension émotionnelle indéniable, sensuelle sans jamais être vulgaire. Mais surtout, le film place son action à Détroit, ville devenue déserte à la suite de la décadence des « zombies » (pour reprendre l’expression d’Adam en parlant des humains…)

Que retirer de ce film? Tout d’abord, s’il y a bien une chose dont on peut être sûre, c’est qu’il ne se passe presque rien. Et oui, Only lovers left alive, c’est avant tout une ballade romantique dans la nostalgie et le crépuscule citadin. Ne vous attendez pas à un scénario plein de rebondissement, vous seriez déçu. Ce film s’adresse aux amateurs d’art, de littérature et de musique des années 1970. Adam semble incapable d’aller de l’avant, reste bloqué dans un passé rempli de rencontres riches et mélancoliques (il a fréquenté Lord Byron…) ; au contraire Eve s’adapte beaucoup mieux au XXIème siècle, elle a même un Iphone pour contacter Adam lorsqu’elle est à Tanger. Cette dernière est férue de littérature (et surtout de son ami Marlowe), elle les dévore au sens propre et métaphorique du terme (on se souvient de la scène où elle touche de ses doigts les pages des livres qu’elle emporte avec elle pour le vol , et de la sensation presque jouissive qu’on ressent avec elle au contact de sa peau avec le papier…).

Only-Lovers-Left-Alive-Jim-Jarmusch-01

Les livres constituent d’ailleurs la première scène du film (voir image ci-dessus), où le réalisateur se fait un malin plaisir à nous donner le tournis, à l’image du « vinyle » qui ponctue inlassablement cette descente vers le suicide social. En effet, la musique est très présente et ce, à juste titre! Les deux amoureux sont restés bloqués dans un univers rock/undergound des années 70/80 (on peut penser à l’hommage au film Predateurs de Tony Scott lors de la scène de la boite de nuit underground où Adam et Eve portent des lunettes de soleil) , il est donc normal que les instruments fassent parties intégrantes du décor visuel et sonore du film. Jarmusch soigne un esthétisme remarquable, où le spectateur se laisse transporter dans cette romance néo-gothique qui détourne les clichés et les stéréotypes du genre vampirique. Ainsi, nos divines créatures s’abreuvent de sang humain « au verre » et n’ont recours à la morsure humaine qu’en cas d’extrême nécessité. Les références littéraires sont visibles jusque dans les moindres détails, à l’hôpital par exemple où Adam, déguisé en chirurgien afin de s’approvisionner en sang humain, se fait appeler « Dr Faust ».

Only-lovers-left-alive1

Enfin, il est intéressant d’analyser le choix des villes de Tanger et de Détroit pour situer l’action de l’histoire. Eve, femme moderne qui essaie de s’adapter aux changements civilisationnels, vit à Tanger, ville hétéroclite, qui surprend de par sa beauté nocturne faite de saveurs, de chants orientaux et de rêverie. Adam vit à Détroit, ville américaine ravagée par la pauvreté et la misère, devenue un véritable « no man’s land » (n’ayons pas peur des mots). Or, comment ne pouvons-nous pas penser aux conséquences de la crise économique de 2008 aux Etats-Unis et de la situation socio-économique actuelle de la ville de Détroit, qualifiée à présent par beaucoup de sociologues comme étant une « ville fantôme ». Ainsi, lorsque Eve s’exclame « il y a de l’eau. Détroit se relèvera », on peut faire l’hypothèse que c’est M. Jarmusch lui-même qui délivre un message d’espoir aux habitants de cette ville qui n’est que le triste reflet de la société contemporaine. À cela s’ajoute une fable écologique assez reconnaissable à travers les allusions au sang contaminé, à la vision du lac rempli d’acide, et aux amanite tue-mouches qui poussent à la mauvaise saison. Une histoire d’amour rock ‘n’ roll entre deux vampires sur fond de misère sociale, tel serait le résumé de ce film pour le moins atypique et touchant. Si vous voulez vous donner un aperçu de ce petit bijou du cinéma américain indépendant, je vous propose un bref extrait qui résume parfaitement les thèmes évoqués dans cet article:

En définitive, la nostalgie semble être un thème en vogue en ce moment si l’on pense à The Grand Budapest Hotel et La vie rêvée de Walter Mitty entre autres. Je vous recommande vivement ce film qui sort de l’ordinaire, et qui apporte un regard nouveau sur le cinéma fantastique et la façon dont celui-ci peut être détourné à des fins non-commerciales. Surtout, la bande-sonore du film nous transporte dans une autre époque et nous touche émotionnellement; car comme le souligne le réalisateur lui-même: « Ecouter de la musique fait ressentir le temps physiquement ». 

The Grand Budapest Hotel, un hommage à Stefan Zweig hanté par la Guerre

casting GBH

« Rien n’est plus éloigné de mon dessein que de mettre ainsi en évidence, sinon en qualité de commentateur du film qui se déroule; le temps produit les images, je me borne à un mot d’explication, et ce n’est pas tant mon destin que je raconte que celui de toute une génération (…) chacun de nous, même le plus infime et le plus humble de tous, a été bouleversé dans son être intime par les soubresauts volcaniques qui ont presque sans relâche agité notre terre européenne; et moi, confondu dans la multitude, je ne me reconnais que ce seul privilège: en ma qualité d’Autrichien, de Juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste, je me suis toujours trouvé présent là où ces secousses sismiques se produisaient avec le plus de violence ». Tels sont les mots du célèbre écrivain Stefan Zweig dans sa préface du Monde d’hier, ouvrage intemporel dont le manuscrit a été posté à l’éditeur un jour avant son suicide en 1942. Il est clair que le dernier bijou de Wes Anderson (Moonrise Kingdom, À bord du Darjeeling Limited) est un hommage rendu à l’écrivain autrichien, mais pas seulement. Il s’inspire des événements tragiques de la Seconde Guerre Mondiale ainsi que de Thomas Mann ( La montagne magique) et Stanley Kubrick (Shining).

Tout d’abord, le film est une triple mise en abîme qui relate les aventures du concierge Gustave H (magistralement interprété par l’acteur britannique Ralph Fiennes) et de son amitié avec le lobby-boy Zero Mustafa. Le spectateur est tout d’abord invité à voir une jeune femme se recueillir sur la tombe d’un illustre écrivain dont on ne connait pas le nom (peut-être Stefen Zweig, sait-on jamais), le livre de son « mentor » à la main. La séquence suivante nous montre ce fameux artiste (encore vivant cette fois-ci) expliquant le travail de l’écrivain. Apparaît alors la seconde mise en abîme avec un autre basculement dans le passé où cette fois-ci, le spectateur découvre le séjour de cet écrivain (des années auparavant) dans le Grand Budapest Hotel, devenu un endroit désert à la décoration pour le moins « has-been ». Le jeune écrivain (incarné par Jude Law) rencontre le propriétaire de l’hôtel, ce dernier amenant à la troisième mise en abîme puisqu’il va lui relater son histoire et surtout il va répondre à la question initiale de l’écrivain « comment avez-vous acquis cet hôtel? ». On découvre alors rapidement que le propriétaire n’est autre que le jeune lobby-boy Zero Mustafa et le spectateur est alors plongé dans une aventure hors du commun où amour, trahison, et meurtre constituent le leitmotiv de ce film déjanté à l’humour décalé.

Vous l’aurez remarqué, le casting est plutôt impressionnant: Ralph Fiennes, Willem Dafoe, Owen Wilson, Harvey Keitel, Adrian Brody, Bill Muray, Tilda Swinton, Jeff Goldblum, Mathieu Amalric et j’en passe. Le choix des acteurs est intéressant pour comprendre la subtilité de certaines scènes. En effet, choisir Ralph Fiennes pour défendre des valeurs humanistes et pacifistes en temps de guerre constitue un curieux retournement de situation si l’on se souvient de son rôle du nazi Goethe dans La Liste de Schindler. À l’inverse, prendre Adrian Brody pour jouer le personnage machiavélique de Dmitiri est aux antipodes de l’image du juif victimisé que l’on garde à l’esprit dans Le Pianiste. Est-ce un hasard si le réalisateur a fait ces choix plutôt audacieux? Je ne pense pas. Surtout que la Seconde Guerre Mondiale hante à plusieurs reprises la seconde partie du film.

the-grand-budapest-hotel-matecefilm.com-2

En effet, plusieurs allusions à la Seconde Guerre Mondiale sont visibles. Tout d’abord, comme vous pouvez le constater sur l’image ci-dessus, les banderoles ZZ remplacent les initiales tristement connues SS. Puis, lorsque Zero relate les aventures amoureuses du Gigolo Gustave H (car oui, le concierge aime aussi coucher avec les vieilles dames de l’hôtel; c’est son  côté humaniste me direz-vous …) il affirme que son mentor ne flirtait qu’avec des blondes car il n’y avait QUE des blondes. Il est difficile de ne pas penser à la théorie de la race aryenne… Enfin, le prénom du lobby-boy, Zero, est déjà une déshumanisation en soi. Son identité est annihilée en tant de guerre, au même titre que celle des étrangers, des tziganes (qui sont évoqués d’ailleurs dans le film) et des juifs entre autres (ce n’est pas une coïncidence si le personnage de l’avocat trouve la mort).  En ce qui concerne la question de l’identité, nous pouvons citer Stefan Zweig lui-même: « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme ». On comprend alors mieux le choix de Wes Anderson d’insister sur le contrôle des papiers dans le train à deux reprises au court de ces « une heure et trente-neuf minutes » de bonheur.

grand-budapest-hotel-matecefilm.com-4

Définitivement, le réalisateur semble filmer la seconde guerre mondiale de dos, comme s’il échouait dans sa tâche. Cet échec, c’est peut-être celui de la civilisation à n’avoir rien pu faire face à l’envahisseur. Gustave H n’a que ses bonnes manières face à l’intolérance et à la barbarie nazie. Agathe (incarnée par Saoirse Ronan), la pâtissière, n’a que des gâteaux en guise d’arme face à des pistolets. Mais surtout, ce film est une ode à la nostalgie à travers le personnage de Gustave H mais aussi du lobby-boy. Le premier se raccroche à un monde qui a déjà cessé d’exister (la belle époque). Le second se raccroche à son amour perdu. Un trait essentiel chez le cinéaste Texan qu’il ne faut pas occulter est l’importance accordé à l’amour, quelque soit la nature de celui-ci. Car avant toute chose, The Grand Budapest Hotel c’est une « bromance » incroyable entre deux hommes que tout oppose, et qui vont finir par s’apprivoiser grâce à l’attitude protectrice de Gustave H. Mais c’est aussi cette histoire d’amour un peu niaise entre Agathe et Zero. Pour ceux et celles qui ont vu Moonrise Kingdom, vous comprendrez ma définition du mot « niais ». J’entends par là un amour pur, innocent, égale à celui d’un enfant de six ans pour sa camarade de classe. Les couleurs pastelles du film contribuent à cette atmosphère légère, toute en douceur et en pureté. Un certain coté Burtonien (pardonnez mon expression) est clairement visible dans ce film d’une grande élégance.

the-grand-budapest-hotel-matecefilm.com-1

Enfin, il faut ajouter qu’un des atouts majeurs de ce film est la quantité de références à la culture, la littérature et la peinture européenne. On peut penser au tableau de Egon Schiele qui vient remplacer celui du « garçon à la pomme », à la dimension polyglotte du film (trois langues sont parlées: français, anglais et allemand), sans oublier la référence aux petits meurtres d’Agatha Christie ainsi que le clin d’œil au film Les évadés. Il est indéniable que The Grand Budapest Hotel est un véritable pastiche des œuvres de la célèbre romancière britannique qui a donné naissance aux aventures de Hercule Poirot et Miss Marple.

En définitive, l’imaginaire puissant de Wes Anderson nous transporte dans une histoire haletante, pleine de charme et d’émotion.On sort de ce film ravi, réjoui, le sourire aux lèvres et le spleen à la tête. Le  cinéaste m’avait déjà pleinement convaincue avec Moonrise Kingdom, et là encore, il fait ressurgir une certaine nostalgie « de ces temps pas si lointain, de cette époque magique » (Grand Corps Malade).

300: la naissance d’un empire !

355626-300-la-naissance-d-un-empire-la-620x0-2

Vous ne savez pas quels films valent le coup d’être vus pendant le printemps du cinéma? Heureusement pour vous, les Parchemins commencent leur fête du septième art dès à présent en vous livrant plusieurs critiques pendant les dix prochains jours des films qui font parler d’eux. Pour commencer cette  série, il convient de revenir sur la suite tant attendue du péplum 300, réalisée par le novice cinéaste Noam Murro. Ici, nous assistons à l’affrontement entre les Grecs (et plus particulièrement les Athéniens) et les Perses, où la terrifiante et sanguinaire commandante Artémise affronte le fin stratège Thémistocle. L’histoire se déroule pendant les guerres médiques, parallèlement au premier volet où Léonidas affrontait les hommes de Xerxès.

À la question: « est-ce que ce deuxième opus est à la hauteur de nos espérances? », je répondrais par l’affirmative. Après huit longues années d’attente, nous voilà enfin réunis devant le spectacle époustouflant de la bataille navale historiquement célèbre: la bataille de Salamine. Les effets spéciaux sont au rendez-vous, le sang gicle à outrance, et les corps musclés de Sullivan Stapleton (Animal Kingdom) et Callan Mulvey (Zero Dark Thirty) vont ravir les yeux de ces jeunes femmes. Eva Green, cruelle et désirable à souhait, nous offre sans aucun doute une des plus belles scènes érotiques du cinéma d’action. Sans rentrer plus loin dans les détails, sachez messieurs que vous y trouverez aussi votre compte dans ce péplum pour le moins captivant et magistralement bien orchestré.

300: BATTLE OF ARTEMESIUM

Néanmoins, et c’est là que le bât blesse, le film n’arrive pas à se détacher de cette représentation trop manichéenne des guerres greco-persanes (dites « guerres médiques »). En effet, les Athéniens sont représentés comme les garants de la liberté et de la démocratie, avec la célèbre devise de Thémistocle « Mieux vaut mourir en homme libre que vivre à genoux », alors que les Perses, au contraire, incarnent la barbarie et la dictature. Cette dichotomie est visible de par les costumes (noirs pour les Perses, bleus pour les Athéniens) mais aussi à travers les plans qui montrent les esclaves ramant dans les navires. Le réalisateur se concentre sur les poignets ensanglantés et les dos fouettés des esclaves des navires Perses, alors qu’il ne montre qu’un bref instant des hommes presque « libres », avec les mains seulement attachées aux rames pour faire naviguer les navires grecs. Bien sûr, 300: la naissance d’un empire n’a pas pour vocation de retranscrire la fidélité historique de l’Antiquité. Il faut voir ce film dans l’optique d’un bon divertissement, aux images splendides et aux batailles grandioses.

bande-annonce-300-la-naissance-d-un-empire-10962865dojzy

Enfin, si certains reprochaient à Zack Snyder (le réalisateur du premier volet) d’avoir recours trop facilement aux effets de ralentis, Noam Murro, quant à lui, décide de ne pas abuser de cette technique, l’utilisant à quelques reprises et ce, d’une façon assez maladroite (on peut penser au ralenti du cheval écrasant de son sabot le visage d’un soldat Perse).

Il est évident que ce second opus amène à une suite. Espérons qu’il ne faille pas attendre encore huit années avant de pouvoir assister au final de cette bataille légendaire si bien relatée par Hérodote dans ses Histoires ou Enquêtes. La pensée majeure de 300: la naissance d’un empire pourrait se résumer à travers les mots de Périclès:  » il n’est point de bonheur sans liberté, et de liberté sans courage ».

12 years a slave, ou la violence au service de la dénonciation …

12 years a slave

« Steve a été le premier à demander pourquoi il n’existe pas plus de films sur l’histoire esclavagiste américaine. Il a fallu un Britannique pour répondre à cette question » déclare l’acteur Brad Pitt à propos de 12 years a slave, film qu’il produit et dans lequel il occupe un rôle secondaire. C’est vrai, on s’étonne encore de voir qu’il a fallu plus de 160 ans pour adapter les mémoires de Solomon Northup, homme noir libre devenu esclave pendant 12 ans à la suite d’un kidnapping.

Revenons d’abord sur l’intrigue pour le moins originale du dernier bijou signé Steve McQueen. A priori, on peut penser que le thème de l’esclavage est plutôt banal, sans grande surprise pour les amateurs de films ou de romans tels que Amistad et Racines. Or,12 years a slave a ceci de différent qu’il relate l’enfer vécu par un homme noir né libre devenu esclave à la suite d’un guet-apens à l’âge de 32 ans. Ainsi, le récit autobiographique de Solomon Northup se distingue des autres récits traditionnels sur l’esclavage (on peut penser à La vie de Frederick Douglass, esclave américain par exemple) dans la mesure où il raconte avec une extrême précision certains événements passés sous silence par d’autres esclaves (comme le montre avec justesse l’auteur du blog intitulé Esclaves en Amérique).

Un exemple qui illustre parfaitement cette idée est la représentation du personnage féminin de Patsey. En effet, le film montre à quel point la femme est doublement esclave: à la fois dans les champs pour cueillir le coton mais aussi sexuellement lorsque son maître abuse d’elle sans vergogne. Là où la pudeur interdit de relater cette triste réalité, Northup ne se cache pas pour la dénoncer. Et Steve McQueen en fait de même dans sa réalisation à la fois juste et choquante.

12-years-a-slave-1

Car s’il y a bien une chose que ce film dégage, c’est le sentiment de gêne et d’effroi face à l’horrible spectacle de la réalité esclavagiste américaine. Il convient alors de revenir sur deux scènes particulièrement intéressantes: celle de la confrontation entre Solomon Northup (interprété par Chiwetel Ejiofor) et Edwin Epps (Michael Fassbender) et la scène des 41 coups de fouet sur Patsey (incarnée par la talentueuse et très touchante Lupita Nyong’o). La première scène (que vous pouvez voir ci-dessous en Version Originale) montre avec justesse le caractère ambivalent du propriétaire d’esclaves Edwin Epps, qui se situe entre folie meurtrière, alcoolisme et détachement total. Sa jalousie envers Solomon n’est rien d’autre que le reflet de sa possession malsaine envers Patsey, qu’il considère comme sa chasse gardée, son jouet que personne ne doit toucher. D’ailleurs, on voit qu’il n’hésite pas à se ridiculiser aux yeux de tout son personnel en essayant de poignarder Solomon, et en finissant le « cul dans la boue » (pardonnez mon expression) et n’arrivant même pas à sauter par dessus l’enclos. Sa virilité est mise à mal, et c’est dans les coups de fouet qu’il prend une jouissance et un plaisir malsain à la retrouver.

Ici, Michael Fassbender est impressionnant de réalisme, et comme toujours, le duo McQueen/Fassbender fonctionne à merveille (on peut penser à Hunger ou Shame). Ensuite, je voudrais revenir sur un moment particulier du film: celui du châtiment corporel de Patsey où le spectateur se voit être le témoin de 41 coups de fouet sur la pauvre esclave. La scène est tout simplement un supplice pour les yeux et l’esprit: le réalisateur va jusqu’à nous montrer le sang giclant du fouet, ainsi que le dos en « lambeau » de la pauvre femme. Et c’est là que le bât blesse: était-il utile d’aller aussi loin dans la démonstration de l’horreur? La critique que l’on pourrait faire à McQueen- et pas seulement pour 12 years a slave mais aussi pour Shame entre autres- c’est cette sorte de voyeurisme dérangeant qu’il se plaît (trop souvent à mon goût) à utiliser. Et surtout, en optant pour cette tactique de mise en scène, il enlève une grande part d’émotion au film. Car oui, j’ose le dire (bien que je vous entende d’ici, très chers lecteurs, crier au scandale) 12 years a slave manque profondément d’émotion. Nous assistons davantage à un film politisé et d’une grande justesse historique, au détriment de l’aspect émotionnel. La dernière scène du film, qui se concentre sur Solomon éclatant en sanglot, empêche le spectateur de pleurer à ses cotés. À trop vouloir en montrer, on enlève la subtilité du propos. Comme le souligne à juste titre Thomas Perillon dans sa critique pour le Nouvel Obs: « le message passe mais le film ne touche pas autant qu’il aurait pu le faire ».

Néanmoins, je tiens à souligner la qualité de l’analyse psychologique des personnages, surtout en ce qui concerne le caractère de Ford. Ce dernier est le premier maître chez qui Solomon travaille en tant qu’esclave, et il s’avère que Ford développe de la sympathie voire même du respect à son égard. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir toute l’ambiguïté qui se cache derrière un tel homme. En effet, lorsqu’il achète Solomon et une autre femme esclave, il est effaré de voir que le vendeur sépare la mère de ses deux enfants. Il va même jusqu’à clamer au vendeur « Mais enfin, vous n’avez donc aucune pitié? », alors que lui-même est en train de participer au marchandage d’hommes. Un paradoxe qui restera visible très longtemps chez bon nombre d’américains pendant plus de 100 ans, surtout lors de la période des droits civiques. Beaucoup d’hommes blancs disaient « obéir » et « suivre » les lois ségrégationnistes sans bien savoir pourquoi, uniquement parce que c’était « comme ça » (d’ailleurs un très bon ouvrage intitulé How Race Is Made, de Mark Smith, traite de ce sujet épineux à savoir: « comment se construisent les différences raciales? »). Ici, Ford est l’archétype de cette personne lambda, qui participe à l’esclavage car la société a toujours fonctionné de la sorte, et en bon chrétien qui se respecte (car oui, la contradiction est poussée à son paroxysme lorsque l’on voit que le propriétaire d’esclaves récite la messe tous les dimanches), il se dit « sensible » au sort de son « personnel ».

12-Years-a-Slave-8

Pour conclure, 12 years a slave fait partie de ces films incontournables qui se doivent d’être vus au moins pour leurs aspects historiques et sociaux qui dépeignent avec justesse l’Amérique du Nord esclavagiste du XIXème siècle. Ici, Steve McQueen donne toutes ses lettres de noblesse à la fameuse citation de Rudyard Kipling (pourtant fervent défenseur de l’impérialisme Britannique) :  » Il y a une émotion encore plus forte que celle de tuer, c’est celle de laisser la vie ». Le film nous montre qu’il est plus difficile de vivre en tant qu’esclave que de trouver la mort. Surtout, il nous touche par cet espoir sorti tout droit de l’enfer, à travers la volonté et le courage inégalable de cet homme d’exception que fut Solomon Northup, qui jusqu’au bout tenta de mettre à mal sa propre citation: « J’aspirais à la liberté mais la chaîne de l’oppresseur m’étouffait. Et on ne pouvait pas la desserrer ».

Le Vent se lève, ou l’ultime film du génie Japonais Miyazaki

Le-Vent-se-leve-sur-la-polemique_article_landscape_pm_v8

« Le vent se lève, il faut tenter de vivre », tels sont les mots empruntés à Paul Valéry par le célèbre cinéaste japonais Hayao Miyazaki pour introduire son dernier film. Le Vent se lève se place dans la trame du Voyage de Chihiro et de Princesse Mononoké, et nous offre une vision poignante et saisissante du Japon archaïque des années 1920 à 1945. Il retrace le parcours de Jiro Horikoshi, jeune homme passionné par les avions depuis son plus jeune âge, en montrant comment un rêve peut se transformer en « arme de destruction massive » lorsqu’il est mis entre de mauvaises mains.

On le sait, Miyazaki est influencé par les écrivains occidentaux tels que Lewis Caroll, Roald Dahl et Antoine de Saint-Exupéry (celui-ci est d’ailleurs connu pour son goût de l’aéronautique). Ce n’est donc pas étonnant de lire une citation de Cimetière marin en guise d’ouverture. Ce qui est étonnant en revanche, c’est de voir que le cinéaste choisit de relater l’histoire d’une personne réelle et qui plus est, d’un homme. D’ordinaire, il préfère mettre en scène des femmes aux destins exceptionnels. Ici, il s’agit d’un homme modeste, Jiro, qui souhaite devenir pilote mais qui voit dans le métier d’ingénieur un moyen de toucher du doigt ce rêve que la « myopie » l’empêche d’accomplir. Or Miyazaki a longtemps dessiné des avions avant même de dessiner des personnages de manga. De plus, on peut remarquer une certaine ressemblance physique entre le héros et le cinéaste (tous les deux portent des lunettes), on peut donc penser que pour son ultime chef d’œuvre, le cinéaste décide de se représenter lui-même d’une certaine façon (on peut également se souvenir que la mère de Miyazaki a souffert de tuberculose, de la même façon que Naoko et sa mère en souffrent dans Le Vent se lève).

19537120_20130816113815792.jpg-c_640_360_x-f_jpg-q_x-xxyxx

Les adeptes des films tout droit sortis du « Studio Ghibli » reconnaîtront certains thèmes qui tiennent à cœur au réalisateur, tels que la recherche d’une « paix éternelle » au sein de la nature, le traumatisme de la bombe atomique, et la représentation d’une femme forte. Et oui, même si le héros est un homme, cela n’empêche pas notre très cher réalisateur de nous plonger dans une histoire d’amour bouleversante entre Jiro et Naoko Satomi, cette dernière faisant écho à deux héroïnes japonaises bien connues : Chihiro et Princesse Mononoké.

À présent, il convient de revenir sur une des scènes les plus touchantes du film : la scène de « l’avion en papier ». Le jeune héro essaie de déclarer sa flamme à la magnifique Naoko en lui envoyant un avion en papier sur le balcon. Très maladroitement, l’avion arrive dans les mains de la jeune femme, qui commence à montrer les premiers signes de la maladie. S’en suit alors un jeu enfantin et tout en pudeur entre les deux amoureux qui se lancent l’avion en papier, ce dernier servant de substitut aux mots, qui deviennent alors inutiles pour décrire l’attachement qui unit Jiro et Naoko.

LE VENT SE LEVE un film de Hayao Miyazaki au cinÈma le 22 Janvier 2014

Outre la beauté esthétique évidente de ce film d’animation, il faut également souligner la qualité de sa bande sonore que l’on doit à Joe Hisaishi, ce dernier ayant également réalisé celles du Voyage de Chihiro et de Ponyo sur la falaise. Ici, la musique renforce l’émotion et contribue à véhiculer le message du film : il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises personnes, mais seulement des choix. En effet, Jiro, c’est un homme brillant, avec des rêves plein la tête. Et pourtant, il aura contribué indirectement à l’attaque de Pearl Harbor et à la chute du Japon. Il s’est laissé emporter par l’histoire, a subi les événements au lieu de les écrire. Mais ce que nous montre aussi Miyazaki, et ce que nombre d’américains et d’occidentaux ont du mal à accepter, c’est que la société japonaise n’est pas celle du « va-t’en-guerre » que l’on a l’habitude de nous montrer. Au contraire, le spectateur est amené à découvrir une population agricole, rurale, isolée du monde et aucunement concernée par les troubles politiques occidentaux.

Pour citer Paris Match, Le Vent se lève c’est « le destin d’un homme talentueux embarqué dans le tumulte de l’histoire ». À seulement quelques semaines des Oscars, je peux d’ores et déjà affirmer que le film fait partie des favoris, et il ne serait donc pas étonnant de voir le réalisateur obtenir un second Oscar pour son travail. Véritable coup de cœur, ce film m’a transporté du début à la fin, laissant derrière moi les préjugés que je pouvais avoir sur le cinéma d’animation asiatique. Pour citer à mon tour Paul Valéry : « l’homme est absurde par ce qu’il cherche, grand par ce qu’il trouve », je dirais que Le Vent se lève c’est aussi et surtout le rite initiatique d’un garçon qui devient un homme non pas à travers son travail, mais grâce à l’amour sincère qu’il trouve en la personne de Naoko.

La vie rêvée de Walter Mitty, un optimisme réparateur …

walter mitty

« Pour moi, être acteur ou réalisateur c’est une manière de vivre mes rêves et de travailler sur les grandes questions de ma vie (…) Je pense que le processus créatif c’est de repousser les limites. Ce qui m’intéressait vraiment dans ce classique c’est qu’on ne peut pas le catégoriser » s’exclame Ben Stiller lors d’une interview donnée dans la Capitale pour la promotion de son dernier film La vie rêvée de Walter Mitty. Pari réussi pour le réalisateur américain de Zoolander, qui nous offre pour ce début d’année un film d’un rare optimisme.

Ici, nous avons à faire à un personnage typique chez Ben Stiller: un homme ordinaire, voire ringard, qui est pris dans un « train-train » quotidien. Pour s’échapper de cette routine, il « déconnecte » en rêvant et glorifiant certaines scènes de la vie de tous les jours. Par exemple, le héros s’imagine sauver un chien à trois pattes d’un immeuble en feu afin de séduire sa collègue de travail interprétée par la très talentueuse Kristen Wiig (Mes meilleures amies). Nous nous reconnaissons facilement à travers ce personnage touchant: combien de fois avons-nous refait « dans notre tête » une situation bien particulière ? Cela serait mentir que d’affirmer n’avoir jamais répété 36 scénarios différents avant d’inviter la personne désirée à dîner ? Qui n’a jamais rêvé d’envoyer paître son patron ? Nous sommes tous comme Mitty, parfois nous nous détachons du monde réel afin de rendre la réalité moins pénible.

walter mitty 2

De plus, le film touche plusieurs aspects sociétaux intéressants: la génération « internet », le manque de confiance en soi, les licenciements dus aux reconfigurations des entreprises grâce aux nouvelles technologies etc. Le héros voit son avenir dans le magazine LIFE compromis suite à la décision de l’entreprise d’arrêter les tirages papiers et de se concentrer uniquement sur le numérique. On peut repenser à une des dernières scènes du film où le réalisateur met habilement en perspective la longue file d’attente des employés licenciés qui attendent leur solde de tout compte. Cela rappelle étrangement la difficile période post-crise économique traversée par bon nombre d’américains à partir des années 2008. D’ailleurs, il ne faut pas s’étonner si ce sujet tend à devenir un leitmotiv dans les films de ces dernières années. La société actuelle reste profondément marquée par ce choc économique mondial, qui a définitivement bouleversé le mode de fonctionnement de l’ensemble de la population américaine.

Mais La vie rêvée de Walter Mitty, c’est avant tout un hymne à la vie. Ben Stiller nous plonge dans une historie captivante, aux paysages grandioses. On prend plaisir à voir le héros descendre une route en skateboard, entouré de montagnes et de moutons. Volcan en éruption, attaque de requins, tout ce que Walter pouvait imaginer dans ses rêves les plus fous va enfin lui arriver dans la vie réelle. Un homme simple vivant une aventure proche du fantastique. Est-ce un hasard si ses « déconnections » se font moins nombreuses au fil de ses péripéties? Il semble que la réponse soit négative. En effet, lorsque sa vie prend enfin du sens, il n’a plus besoin de la rêver. Ses rêves ont pris une autre forme: celle du courage.

Celui-ci se matérialise dans la volonté du héros de retrouver le cliché numéro 25, qualifié par le photographe freelance Sean O’Connell  de « quintessence de la vie ». Cette dernière expression fait directement écho au courant transcendantaliste américain (on peut penser à la célèbre citation de Henry David Thoreau dans Walden: « Je partis dans les bois car je voulais vivre sans me hâter, vivre intensément et sucer toute la moelle secrète de la vie. Je voulais chasser tout ce qui dénaturait la vie, pour ne pas, au soir de la vieillesse, découvrir que je n’avais pas vécu ») où la communion entre la Nature, Dieu et l’homme représente le but ultime de tout existence. Et c’est sans doute cela qu’il faut reconnaître à Ben Stiller: avoir adapté la nouvelle du caricaturiste et humoriste américain Thurber en replaçant l’histoire dans le monde du photo journalisme. Le spectateur attend avec impatience le cliché n°25 et le secret est bien gardé jusqu’à la dernière seconde du film …

walter mitty 3

De plus, le film s’amuse à reprendre certains scènes cultes de films mondialement célèbres comme Les Dents de la mer ou Forrest Gump entre autres. Sur l’image ci-dessus, nous pouvons voir le héros sauter dans la mer mouvementée et se faire attaquer par un requin. Au début, nous pensons qu’il s’agit encore d’une péripétie inventée par Walter alors que cette mésaventure est bel et bien réelle. Or l’attaque de requin nous rappelle l’angoisse ressentie à l’écoute des trois fameuses notes des Dents de la mer.

La vie rêvée de Walter Mitty fait partie de ces films touchants, sans prétention, qu’il est bon de regarder en cette période hivernale. Une histoire comme on les aime, sans grande originalité, mais dont la simplicité est appréciable. Loin d’être un grand film, certains instants sont poétiquement bouleversants. On peut penser au moment où Sean Penn attend patiemment de voir la panthère des neiges « fantôme » sortir de sa cachette pour immortaliser l’instant (quand on sait que ce dernier a réalisé Into the Wild, on comprend mieux son rôle de photographe solitaire adorateur de la Nature). En effet, lorsque l’animal finit par dévoiler sa silhouette majestueuse d’une beauté quasi-arrogante, le photographe ne prend aucune photo. Walter Mitty, déconcerté, lui demande pourquoi il n’appuie pas sur l’objectif, ce à quoi Sean O’Connell répond : « les jolies choses ne réclament pas l’attention ». En d’autres termes, la beauté de certaines choses se doit d’être un acte égoïste.

Pour conclure, nous pouvons penser à la célèbre phrase de Jorge Luis Borges: « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre ». Ici, Mitty nous montre que c’est en vivant pleinement notre vie que nous pouvons réaliser nos rêves les plus fous. Vous me direz que cette fable est un peu naïve et « pré-conçue », et vous avez raison! Mais parfois, il est agréable de s’évader un instant du monde dans lequel nous vivons et de réfléchir aux mots de Louis- Ferdinand Céline: « Que fait-on dans la rue, le plus souvent? On rêve, c’est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre sanctuaire moderne, la rue ». Avis à tous les grands rêveurs, courez-voir La Vie rêvée de Walter Mitty, et vos promenades dans la capitale n’en seront que plus belles.

Le Loup de Wall Street

19539456_20131030082652861.jpg-c_300_169_x-f_jpg-q_x-xxyxx

« J’étais comme un pitbull surentraîné dans un chenil pour caniches » s’exclame Jordan Belfort, le héros du dernier chef d’oeuvre de Scorsese Le Loup de Wall Street. Avec près de 506 itérations du mot « fuck » si l’on en croit Variety, le réalisateur de Taxi Driver plonge le spectateur dans un tourbillon infernale jouissif. Cocaïne et prostituées ne sont là que pour représenter la vie tumultueuse du crapuleux Trader qui a tant fait parler de lui dans les années 1990: Wolfie.

Et oui, si l’on devait retenir un mot du film, ce ne serait pas tant « fuck » que « wolf ». Wolf (ou loup en français) désigne aussi bien Jordan que ses associés et ses détracteurs. Tout le monde se bat sans remords pour arriver à ses fins, la société n’étant plus qu’une meute de prédateurs. Certains critiques voient en Le Loup de Wall Street une apologie du monde de la finance et de ses dérives. C’est mal connaitre Scorsese et ses orientations! Certes, le spectateur est invité à prendre parti pour Jordan, au même titre que vous souhaitez voir les braqueurs de Inside Man duper la police chez Spike Lee. Car c’est bel et bien le talent de ce talentueux Trader (ou arriviste, les deux noms lui vont plutôt bien) qui est mis en avant. Un homme parti de rien, avec une seule chose en tête: l’ambition de devenir millionnaire.

Une « success-story » à l’américaine me direz-vous ? Pas vraiment. Car si le succès est au rendez-vous en terme pécuniaire, il ne l’est pas d’un point de vue sentimental. De plus, Jordan Belfort est l’archétype de l’homme sans scrupule. Or qu’est-ce que la réussite sans bonne conscience? L’échec des temps modernes. Avec le capitalisme à outrance et l’effervescence des actions depuis les années 1980, il semble que ce film tombe à pic pour dépeindre cette société dépourvue de valeurs. Loin d’être un hymne à la financiarisation du monde, le film en est plutôt la dénonciation.

Le-Loup-de-Wall-Street-Martin-Scorsese-Jean-dujardin

Et c’est précisément là que réside le génie de Scorcese. Pendant 3 heures, il nous offre le spectacle d’orgies, de fêtes luxueuses avec drogues et prostituées à gogo, sans oublier les lancers de nains et les frais professionnels incalculables. Le tout sur une bande sonore enivrante ( on peut d’ailleurs repenser à la scène finale du film où les employés de Belfort se font arrêtés par le FBI sur fond de Mrs Robinson).

Mais surtout, à 71 ans, Scorsese nous livre un film extrêmement bien rythmé, sans aucun temps mort. Il entremêle avec dextérité  les coupures, les ralentis, les commentaires personnels et les flashes-back réussissant ainsi à duper le spectateur durant la totalité du film. En effet, il joue sur la double perception d’une même scène, afin de nous faire partager dans un premier temps la vision de Wolfie, puis la réalité. Pour illustrer ce propos, nous pouvons repenser à la scène déjà culte de la paralysie cérébrale du héros. En effet, Scorsese nous montre d’abord le héros face à une vingtaine de marches à descendre, puis il nous remontre le même plan 5 secondes plus tard mais cette fois avec seulement 6 marches. Là réside la supercherie: nous avons subi l’illusion de Jordan.

le-loup-de-wall-street-martin-scorsese

L’humour est définitivement le maître mot de ce biopic, celui-ci étant largement renforcé par les personnages secondaires dont les prestations se doivent d’être saluées. Vous pouvez reconnaître Jonah Hill (Le Stratège, American trip) et Jean Dujardin (The Artist) entre autres. Quant à DiCaprio, c’est sans surprise qu’il nous livre une interprétation sans fausse note, confirmant son statut de meilleur acteur de sa génération. Mais si l’on devait se souvenir d’une scène en particulier, je citerais celle entre Matthew McConaughey (Mud, La Défense Lincoln) et DiCaprio durant les premières minutes du film. Ici, Mark Hanna montre à son jeune disciple Jordan la réelle vie de Trader- faite d’alcool et de masturbation- le tout sur un final éblouissant: un « écho musical » sur le torse. En voici un extrait dans sa version originale:

Pour finir, Le Loup de Wall Street commence l’année 2014 en beauté. Surtout, il s’inscrit dans une ère post « crise économique » et montre la tendance actuelle sociétale qui voit une hausse de la dissolution de la sphère familiale ainsi qu’une perte des valeurs morales. Pour citer Les Inrocks, Scorsese nous montre ici  » la description convulsive d’une addiction ».

Le-Loup-de-Wall-Street

La cuisine fait son cinéma !

AF-Classe-affaires-gastronomie

 » Quand le petit oiseau devient grand, il faut qu’il cherche sa nourriture, et il trouve dans le désert bien des graines amères » s’exclamait Chateaubriand dans Atala. En cette veille de réveillon, nous pensons tous à ce que nous allons trouver dans nos assiettes, et si l’on en croit notre très cher poète, nous sommes susceptibles d’être déçus. Néanmoins, le septième art nous invite à nous délecter par procuration, et bien souvent, la représentation de l’art culinaire au cinéma est aussi jouissif qu’une bonne tarte tatin faite maison juste en face de nous. Revenons sur trois films qui appartiennent à des registres totalement différents et qui pourtant présentent divers aspects de la gastronomie mondiale.

1) Fast Food Nation, de Richard Linklater

Le New York Times qualifie cette comédie dramatique de « film politique le plus indispensable depuis ‘Fahrenheit 9/11’ « . À la limite entre le documentaire et la fiction, on pourrait dire que Fast Food Nation fait partie de ces pamphlets des temps modernes qui utilisent des sujets sociétaux actuels pour en donner un regard nouveau. Je ne peux être plus en adéquation avec la critique faite par Les Inrocks sur ce film, ces derniers affirmant que Fast Food Nation est « un pamphlet satirique, attendu mais efficace, autour de la malbouffe américaine, où le monolithisme des personnages confine au schématisme ». En effet, le film montre avec brio toutes les dérives liées à la fabrication et à la consomation des burgers de « fast food », en commençant par les conditions de travail inhumaines des ouvriers mexicains clandestins en finissant par la composition de la viande (âme sensible s’abstenir) consommée par nous « citoyens du monde ». Cependant, le film nous présente des personnages lisses, sans nuances: nous avons l’homme sans scrupule incarné par Bruce Willis (on repense à la scène où ce dernier expose avec aplomb que l’essentiel avec (je cite) « la merde » est de « bien la faire cuire à bonne température » pour faire disparaître les germes nocifs, qui soit dit en passant, sont des excréments) et les pauvres ouvriers clandestins mexicains innocents face aux grandes multinationales véreuses.

Si ce que dit Hippocrate est vrai, si « nous sommes ce que nous mangeons », alors la société de « malbouffe » dans laquelle nous vivons nous dépossède peu à peu de notre humanité.

2) Le Goût de la vie, de Scott Hicks

Cette petite comédie romantique sans prétention réchauffe les cœurs en cette période de fête. Malgré un synopsis quelque peu déprimant lors des premières minutes du film (l’héroïne se voit confier la garde de sa nièce lorsque sa sœur décède des suites d’un accident de voiture, laissant alors sa fille Zoé orpheline), l’histoire ne tarde pas à nous surprendre et à nous donner le sourire. Nous sommes directement plongés dans les cuisines d’un restaurant chic et branché, où « raffinement » et « délicatesse » sont les maîtres mots dans l’élaboration des recettes. Saint Jacques, Homard, crème brûlée, tout ce mélange de saveurs est presque olfactivement tangible à l’écran. Nous n’avons qu’une seule envie: courir réserver une table dans ce magnifique restaurant. Catherine Zeta-Jones nous offre un passage émouvant lors de la lecture, dans la chambre froide, de la lettre laissée par sa sœur à son intention avant son décès. Le spectateur voit pour la première fois la chef cuisinière , au caractère bien trempé, s’effondrer de douleur. Dans Le Goût de la vie, il n’est nulle question de larmes ou de pleurs, seulement d’amour. Et lorsque nous mélangeons une pincée de « gastronomie » à une dose « d’amour » à l’eau de rose, cela nous donne une recette « filmique » réussi.

3) Ratatouille, de Brad Bird

« Tout le monde peut cuisiner » est la devise de ce film d’animation des studios Pixar. Ratatouille, c’est avant tout une ode à la gastronomie française et un bel hommage rendue à la capitale Parisienne. C’est l’histoire d’un rat voulant devenir chef cuisiner, l’histoire d’un être banal voulant sublimer l’ordinaire. Et quoi de plus amusant que de voir l’animal réputé le plus sale et porteur de toutes les maladies nous préparer un plat 3 étoiles dans une hygiène absolue. De plus, les images de synthèse sont d’un réalisme troublant: le spectateur a la sensation de voir une véritable soupe se dessiner sous ses yeux (cf: voir vidéo ci-dessous). Les couleurs chatoyantes nous donnent presque l’envie de nous mettre à cuisiner, nous qui sommes des humbles citoyens habitués aux plats surgelés et aux boites de conserve! Et oui, car si il y a bien une chose que nous montre Ratatouille, c’est qu’un grand cuisiner peut venir de n’importe où.

Mais surtout, comme son titre l’indique, il nous montre que les meilleures choses sont les plus simples. Je garde encore à l’esprit cette scène magnifique où le redoutable critique Anton Ego vient déguster la ratatouille préparée par le héros Rémy. À l’instant même où Ego goûte la ratatouille, il se remémore son enfance et la ratatouille préparée par sa mère. À ce moment précis, nous repensons tous aux célèbres plats de nos grands mères qui nous ont tant touchés et qui nous mettent encore l’eau à la bouche des années plus tard.

(les fins observateurs auront remarqué que « Auguste Gustaud » est en réalité le défunt chef cuisinier français Bernard Loiseau qui a mis fin à ses jours après avoir perdu une étoile au guide Michelin)

Pour conclure, n’oubliez pas de mettre la main à la pâte en ce jour de réveillon. Et surtout, continuez à vous évader à travers le cinéma. Comme nous pouvons le constater, le septième art regorge de surprises et de mystères, et même un thème aussi simple que celui de la gastronomie prend tout son sens dans l’analyse filmique. Le cinéma est l’art d’illustrer le quotidien tout en le magnifiant. Alors pour reprendre les mots de Jacques Demy : »je préfère idéaliser le réel, sinon pourquoi aller au cinéma? ».

20868

Article Spécial Tim Burton

nightmare-before-christmas-burton

« En face de moi j’avais un homme pâlot, apparemment fragile, l’œil triste et les cheveux encore plus hirsutes que si on les avait filmés au réveil. À la vue de la tignasse de ce type- une touffe à l’est, quatre brins à l’ouest, une mini vague et le reste éparpillé du nord au sud- j’ai pensé « t’as besoin de sommeil mec! ». Et puis soudain, ses mains se sont mises en mouvement, avec cette manière d’onduler dans l’air presque sans aucun contrôle. Il s’est mis à tapoter nerveusement sur la table, a parlé de façon compassée- un trait de caractère que nous partageons tous les deux- et m’a regardé avec ses yeux grands ouverts et brillants venus de nulle part, des yeux curieux qui en avaient beaucoup vu mais continuaient néanmoins à tout scruter… bref, un fou furieux hypersensible » s’exclame l’acteur Johnny Depp à propos de Tim Burton. On le sait, les deux hommes sont des amis de longue date (Johnny est même le parrain de Billy, le fils de Tim). Mais surtout, cette description du réalisateur montre les grandes caractéristiques de l’univers pour le moins original et hors du commun de ce grand sensible. Son objet fétiche est une paire de chaussettes à rayures noires. Un peu dingue, un peu bizarre, névrosé, marginal et génial. C’est ainsi que l’on pourrait décrire en quelques mots Tim Burton.

Il convient alors de s’intéresser de façon plus approfondie au travail de ce réalisateur de talent. Tout d’abord, Burton est un homme fidèle: il s’est très tôt entouré de techniciens et de comédiens avec qui il fonde sur chaque film une véritable famille. Danny Elfman est son compositeur de musique par excellence (ce dernier ayant fait les bandes sonores de l’intégralité de sa filmographie excepté pour Ed Wood) et Johnny Depp sa « muse » au masculin. Ce dernier a joué dans huit de ses films, interprétant les célèbres personnages de Edward, Willy Wonka et du Chapelier Fou entre autres.

Johnny-and-Tim-johnny-depp-tim-burton-films-24663542-1200-921

Ensuite, Burton recourt à des thèmes récurrents dans nombre de ses films. Par exemple, les mains représentent un symbole important: elles expriment la finition et la perfection de l’être humain. Mais si l’on se réfère à l’oeuvre de Stevenson L’Etrange Cas du docteurJekyll et de M. Hyde, les mains sont également le miroir de l’âme, elles sont l’élément qui marque l’identité. Si l’on analyse le chef d’oeuvre Burtonien Edward aux mains d’argent, on comprend d’autant mieux la puissance métaphorique des ciseaux qui remplacent les mains. Edward est un être inachevé, que son créateur laisse « innocent et naïf » dans une société cupide et futile. Mais Edward est le seul être réellement « bon »: son âme est celle d’un enfant n’ayant pas accompli son rite initiatique de passage vers l’âge adulte. De plus, il faut garder à l’esprit que ce réalisateur de génie est avant tout un dessinateur hors pair. Il a travaillé pour les studios Disney avant même de devenir cinéaste. Ainsi, la mise en perspective de la main est un hommage à sa propre vie: c’est grâce à ce don qu’il a pu s’évader de son quotidien ennuyeux dans la banlieue de Burbank. D’ailleurs, le premier court métrage du réalisateur, Vincent, anticipe grandement ce que sera l’oeuvre du cinéaste au fil de sa carrière (cf: vidéo ci-dessous).

Ensuite, regarder les films de Tim Burton, c’est un peu comme lire une fable pour enfants, à la différence près que ce conte s’adresse à des adultes cultivés possédant un esprit critique. En effet, que l’on pense à Edward aux mains d’argent ou à Mars Attacks!, la critique politico-sociale de la société américaine est clairement visible. Avec Edward aux mains d’argent, on assiste à la représentation caricaturale et typique du mode de vie de la classe moyenne américaine des années 1990 dans les banlieues: les maisons sont identiques (on pense aux Levittowns), les femmes au foyer attendent leurs maris qui partent tous au travail à la même heure. Quant à Mars Attacks!, Burton se paye le luxe de détruire tous les symboles de la politique américaine, du Washington Monument au Capitole. Mais le réalisateur est avant tout un féru de littérature gothique et des œuvres du Dr Seuss. Tout l’art de Tim Burton réside dans cette faculté de recourir à des références de la littérature gothique ( The Raven, de Edgar Allan Poe par exemple) et de les transposer dans notre société contemporaine. Comme le souligne à juste titre Antoine De Baecque dans son ouvrage intitulé Tim Burton : » ce fantastique né du quotidien, cette propension à vivre dans un monde imaginaire meilleur et mieux formulé que le monde réel, c’est ainsi que l’on pourrait définir le monde artistique de Tim Burton ».

 Si l’on devait revenir sur quelques films, ce serait évidemment sur Edward aux mains d’argent, Big Fish, Alice aux pays des merveilles, Ed Wood, Les noces funèbres, Mars Attacks! et Batman. Ce serait trop long de revenir sur l’ensemble de ces films, je vais donc utiliser quelques moments clefs d’une partie des œuvres citées pour appuyer mes propos.

Tout d’abord, revenons sur l’importance de la musique chez Burton. Son compositeur de génie Danny Elfman a signé des mélodies somptueuses qui ont largement contribué au succès des films. On peut penser au long métrage d’animation tourné en slow motion Les Noces funèbres, où le triptyque amoureux entre Victor, Emilie et Victoria est merveilleusement retranscrit dans les chansons composées par Monsieur Elfman et parfois interprétées par Johnny Depp et Helena Bonham Carter entre autres.

Ensuite, le réalisateur accorde une place prépondérante à l’esthétisme dans la création de ses films. Une fascination pour le morbide qu’il arrive à magnifier, voire à sublimer. On peut penser à Sweeney Todd et à la beauté macabre qui s’en dégage, comme en témoigne cette scène pour le moins troublante où le célèbre barbier crie son hymne à la vengeance en cherchant de nouveaux clients à égorger :

Enfin, Tim Burton est avant tout un grand sentimental, et l’amour – bien qu’il soit représenté d’une façon souvent trop manichéenne- est le leitmotiv de la majorité de ses films. En effet, que l’on se réfère à l’amour impossible entre Edward et Kim ou bien à l’histoire hors du commun de Edward Bloom et de son coup de foudre pour Sandra Templeton, Burton nous fait tout simplement rêver avec ses personnages purs et sincères. La plupart du temps, il choisit des actrices blondes et claires de peau (on peut penser aux personnages féminins de Kim, de Alice et même de Vicki Vale) car elles semblent représenter aux yeux du cinéaste l’archétype de la pureté, le coté « lisse » et « sans bavure » de la femme innocente et sincère. Et c’est sans doute la plus grosse critique que l’on peut lui adresser: de rester bien trop manichéen et conventionnel dans sa représentation de l’amour et de l’esprit humain. Assez souvent, ses héros sont « noirs » ou « blancs », mais le « gris » est trop peu présent. C’est comme si chez Burton, la nuance était tabou. Peut-être cette volonté de rester dans « la fable pour enfant » y est pour quelque chose …

Quoiqu’il en soit, ce cinéaste de génie se sert du cinéma comme d’une thérapie. Son enfance a indéniablement contribué à son épanouissement artistique, comme il se plait à le relater lors de son entretien avec Mark Salisbury. On peut se remémorer sa nouvelle intitulée « Enfant tache » (oui, Tim Burton est aussi poète à ses heures) où il s’exprime en ces termes:

De tous les héros, super cotés,

le plus étrange, et de beaucoup,

n’a ni pouvoir spécial, ni voiture tarabiscotée.

A côté de Superman, de Batman et consorts,

j’imagine qu’il parait sans panache,

mais pour moi il sort de l’ordinaire,

et son nom est Enfant Tache.

Tim Burton est sans nul doute cet « enfant tache », marginal durant son enfance et son adolescence, mais qui a su faire de sa différence une force exceptionnelle. Bien loin des traditions, il a révolutionné le genre fantastique du cinéma américain. C’est avec un immense respect et une profonde considération que je ne peux m’empêcher de le citer une dernière fois : » Quand j’étais gamin, je prenais souvent le bus pour aller traîner sur Hollywood ou Sunset Boulevard, c’était une bonne excuse pour quitter Burbank, au moins l’après-midi. Vous rencontriez là-bas une tristesse sans fond, des gens pathétiques qui ont eu des rêves mais ont été incapables d’aller au bout. Cette mélancolie me touchait infiniment et relançait mon imagination ». Et vous, qu’avez-vous fait de vos rêves et où va donc votre imagination?
tim-burton-y-su-creacionesta-vivoesta-vivo

Anna Karenine, la tradition Russe revisitée par un Britannique !

Une-Anna-Karenine

« Critiquer est chose facile. Créer est bien plus difficile. Et Wright s’est montré être le créateur méticuleux, non pas comme Tolstoï, mais probablement sur la même vague philosophique et émotionnelle » affirme le professeur de langue et de littérature slave Andrew D. Kaufman. Indéniablement, Joe Wright signe ici son plus beau film, grâce à une réalisation originale et à un casting exceptionnel.

On le sait, Joe Wright est un habitué des œuvres romanesques. Après Orgueil et Préjugés et Reviens-moi, il se sert de sa muse Keira Knightley pour mettre en scène le chef d’oeuvre de la littérature russe Anna Karenine.

Tout d’abord, il convient de revenir sur la réalisation pour le moins déconcertante de cette adaptation. En effet, Wright choisit de revisiter l’histoire d’amour entre le comte Vronski et Anna sous forme d’une pièce de théâtre. Il opère ainsi une double mise en abîme: le spectateur (au cinéma) est le témoin de personnages qui sont eux-mêmes à la fois les protagonistes mais aussi les spectateurs de la « pièce sociale » qui se joue sur leurs yeux. Revenons sur la scène de la course hippique pour illustrer ce propos (cf: voir vidéo à la fin de l’article).

0

Dans cette scène, Anna Karenine redoute avec angoisse de voir son amant le comte Vronski participer à la course hippique qui se déroule sous les yeux de la noblesse russe. Ses gestes traduisent d’ailleurs une grande nervosité (épouvantail agité frénétiquement et visage crispé entre autres). Elle se fait donc spectatrice de cette course, mais elle est également un objet d’étude pour son mari, ce dernier se tenant plus ou moins caché derrière elle. En effet, Alexis Karenine – magistralement incarné par Jude Law – ne cesse de scruter les moindres faits et gestes de sa femme plutôt que de regarder la course (car il suspecte l’infidélité de cette dernière). Et ce qui était envisageable se produisit: le comte Vronski chuta violemment du cheval et Anna ne put cacher son désarroi au milieu de cette foule accusatrice qui comprend l’attitude adultérine de Anna et la juge en conséquence. Le personnage éponyme du film est donc aussi bien spectatrice qu’objet de fascination, et le spectateur participe à ce double voyeurisme.

Ensuite, le réalisateur reprend une technique qu’il semble chérir (si l’on se souvient de Orgueil et Préjugés): celle des corps arrêtés. Ainsi, il nous offre une magnifique scène de danse où les deux amants découvrent la passion naître entre eux, se sentant seuls au monde. À ce moment précis du film, ils ne sont plus que deux « entités » présentes dans la scène. Les autres personnages n’existent plus, seul l’amour prévaut!

anna-karenine-anna-karenina-05-12-2012-12-g

Il faut également souligner la subtilité émotionnelle dégagée par la mise en parallèle des deux histoires d’amour: la relation pure et sincère de Kitty et Levine face à l’amour destructeur de Anna et Vronski. En effet, il n’était pas chose facile d’opérer cette comparaison sans tomber dans la caricature. Mais Monsieur Wright a réussi, grâce à sa mise en scène théâtrale, à nous offrir une dualité amoureuse intéressante. On repense à la scène attendrissante où Kitty et Levine n’arrivent pas à se déclarer leur amour par les mots, et utilisent donc un jeu de « cubes » pour se déclarer leurs sentiments respectifs. Le spectateur est alors invité à comprendre instantanément que cet amour tout en pudeur, bien loin de la passion égoïste du couple phare, durera bien plus longtemps.

Enfin, les costumes renforcent de façon subtile la mise en scène. Au début, Anna porte des couleurs chaudes, du rouge, du bleu marine, et puis elle se met au blanc lors de son amour adultérin avec le comte, pour passer définitivement au noir dans la dernière partie du film. Sa jalousie destructrice la consume, et cela se retranscrit physiquement par les changements de couleurs. D’ailleurs, une des dernières scènes du film montre la tenue de Anna totalement déconstruite (on  voit la robe noire détachée de son corset et de son ballon), anticipant alors la fin physique et psychologique de l’héroïne. À l’image des coulisses où les costumes et les décors restent en suspens, Anna se trouve comme figé sans aucune autre issue possible que celle menant à la mort.

Si vous cherchez un bon film à regarder ou à offrir pour Noël, profitez-en. Procurez-vous ce petit bijou original et sans prétention, où justesse et finesse sont les maîtres mots. Le réalisateur manie l’art de la distanciation tout en conservant une grande part émotionnelle. Mais surtout, Joe Wright a reussi l’exploit de montrer au spectateur des personnages vrais, qui ne trichent pas. Malgré un décor visuellement très riche, il a su conserver la devise de Tolstoï : « Il n’est nulle grandeur là où manquent simplicité, bonté et vérité ».